La Permanence partage ici un témoignage de danseureuses du CCN – Ballet de Lorraine.

En mai dernier, il a fallu que tout s’arrête au CCN Ballet de Lorraine. La vingtaine de danseurs et danseuses du ballet ont stoppé leurs répétitions, pourtant à une semaine d’une première, pour sauter dans un car et passer une journée entière au parlement européen, à Strasbourg, pour intervenir 9 minutes dans l’amphithéâtre, devant les député·es et Monsieur le Président du Conseil de l’Union européenne : Emmanuel Macron.
Pris·es de court, c’est avec un sentiment d’impuissance et avec colère que nous nous sommes finalement exécuté·es. Mais ce fut l’occasion de discuter, de nous convaincre que notre colère était légitime et qu’il fallait faire quelque chose. Écrire et partager notre témoignage nous sort déjà de la passivité, en espérant être mieux préparé·es la prochaine fois. Mieux organisé·es et plus syndiqué·es, car c’est collectivement que nous construirons le rapport de force qui nous permettra de résister et sortir de la passivité.
Rejoindre la mascarade
C’est le vendredi pour le lundi qu’on nous annonce que nous allons danser pour le Roi. Rappel du contexte : moins d’une semaine avant nous étions nombreux et nombreuses à faire un barrage particulièrement douloureux dans les urnes en votant pour celui contre qui nous nous étions battu·es, notamment contre son projet de réforme des retraites. Et voici qu’une journée entière lui est consacrée pour 9 minutes de danse. L’usage veut que le pays qui préside le conseil de l’Union Européenne offre une œuvre artistique au parlement. La France a choisi d’offrir une œuvre chorégraphique et le Ballet de Lorraine pour l’interpréter aux côtés de collégien·nes de La Providence, une école chrétienne privée. Dans la foulée de l’annonce, on nous présente le contenu : Danse L’Europe! Un projet participatif signé par Angelin Preljocaj dont la valeur et l’intérêt se limitent à son aspect très inclusif. Il s’agit d’une improvisation guidée par une bande son qui nous invite, par exemple, à enfourcher un tonneau et d’y plonger une cuillère géante, ou encore à imaginer que nos mains sont des poissons qui nous caressent la nuque…
Cet événement a provoqué chez nous de la colère et un double sentiment d’humiliation : d’une part nous participions à une mise en scène. Le véritable spectacle était celui des député·es européen·nes et autres personnalités politiques filmées en train de nous regarder, montrant leur attachement à l’art, ce liant qui soigne et unit peuples et classes… D’autre part, la danse en question était éventuellement digne d’une kermesse. La qualité de l’œuvre n’est pas le fond du problème, la peur du ridicule représente rarement un frein pour un·e artiste interprète, c’est la manière et le contexte qui ont provoqué l’humiliation.
Soyez professionel·les !
Notre direction aime nous penser comme des collaborateurs et collaboratrices libres et égales. On est forcément libre, on a signé librement notre contrat et on peut partir à tout moment. Un CDD peut même être rompu sans préavis si un·e collaborateurice décide de collaborer ailleurs qu’au ballet. Puisqu’on est libre, si on est là, ça implique nécessairement que l’on adhère au projet, que l’on aime ce qu’on fait, comment on le fait, avec qui et pour qui on le fait.
Cette vision des choses est bien pratique pour la direction. Puisqu’on est égales et égaux, personne n’abuse de son pouvoir sur personne, personne ne force personne et donc chacun·e est responsable.
Durant des périodes apaisées, on pourrait presque croire à cette fiction égalitaire. La scène et les tournées nous apportent beaucoup de gratifications, on fait quelque chose qu’on aime et on se sent souvent privilégié·e.
Et puis dans des situations plus conflictuelles, la réalité nous ratrappe, nous saute au visage. La réalité c’est que nous ne sommes pas des collaborateurices, nous sommes des salarié·es qu’on paie, non pas pour faire ce qu’on veut, mais ce que notre employeur nous demande de faire. Le rapport est asymétrique, il s’agit bien d’un rapport de pouvoir.
Du moment qu’on aime ce qu’on fait et comment on le fait, du moment qu’on est respecté·e, ou au moins un peu ménagé·e, nous demander d’être professionnel·le n’as pas vraiment de sens. Mais lorsqu’on nous demande de faire quelque chose qu’on ne comprend pas, qui ne nous plait pas, qui n’a pour nous pas de sens ou qui va contre nos valeurs, notre dignité, alors on invoque notre professionnalisme. Mais soyons clairs, nous demander de faire preuve de professionnalisme ici, n’est rien d’autre qu’un rappel à l’ordre. Un ordre hiérarchique, un rapport de pouvoir. “Ok, tu aimes ton métier, mais n’oublie pas pour qui tu travailles”.
C’est non seulement à la dernière minute qu’on nous a annoncé l’événement et son contenu, mais également très rapidement, entre deux créneaux de répétitions. Nous avions tout juste le temps d’écouter et découvrir la bande son de Danse l’Europe !. Des regards s’échangent, on se demande si c’est une farce… ça coince, ça résiste, ça transpire la mauvaise volonté. Mais au lieu de tenter de nous convaincre, de nous aider à trouver du sens pour éventuellement nous approprier ce projet, de nous traiter comme des collaborateurs et collaboratrices, la direction choisit de rappeler à l’ordre des salarié·es. Par manque de temps ? Par manque d’arguments ? Tout simplement parce que c’est notre place.
Notre direction nous renvoie souvent à notre responsabilité : nous avons choisi de travailler ici, nous pouvons choisir de partir. Mais pour que les responsabilités soient partagées, le pouvoir doit l’être également. Or, la direction du CCN – Ballet de Lorraine est verticale. Les salariés sont la disposition de l’employeur qui décide ce qui est fait et pour qui c’est fait. Les salarié·es, elleux, décident de partir ou de rester. La répartition du pouvoir est clairement asymétrique, et nommer ses salarié·es des collaborateurs et collaboratrices ne change rien à cette réalité.
Alors certes, nous avons signé un contrat et donc accepté une certaine place dans l’organisation du travail. Nous sommes artistes interprètes engagé·es pour participer à la création, la répétition et la représentation d’œuvres artistiques. Il n’est pas de notre ressort de choisir les œuvres ni de décider dans quel cadre nous les présentons. Mais cela signifie-t-il que nous sommes de simples pions? Certainement pas! Chaque individu, qu’il aime son métier ou non, qu’il soit “privilégié” ou non, peut légitimement exiger qu’on le traite avec respect et dignité.
Par ailleurs, alors qu’on nous rappelle notre place hiérarchique, rappelons que nous sommes au service de projets artistiques, au service de chorégraphes et au service du public. Mais nous ne devrions pas être au service ni d’un gouvernement ni d’un parlement.
Au service du Roi !
Sur le papier, les institutions et structures culturelles subventionnées publiquement sont indépendantes du pouvoir politique. Elles ont certes un cahier des charges, mais les missions sont de service public, pas au service du Roi. Si des comptes sont à rendre, ils le sont théoriquement auprès du public que les élu·es siégeant dans les conseils d’administration sont censé représenter (ce sont les tutelles : État, ville, région).
Mais bien que l’argent soit public, c’est bien le pouvoir politique qui décide de l’octroyer. C’est une poignée de personnes qui décide qui nommer à la tête des structures labellisées comme les CCN et parfois, c’est le cas au Ballet de Lorraine, de prolonger un mandat au-delà des dix années statutaires. De manière générale, l’illusion tient, les artistes se sentent et se pensent libres, le pouvoir apprécie même leur impertinence et leurs “œuvres engagées.” Et puis le Roi claque des doigts et les sujets s’exécutent. On peut tenter, avec plus ou moins de bonne foi, de lier cet événement au parlement européen au cahier des charges attaché au label de Centre Chorégraphique National, mais la façon la plus convaincante de l’expliquer est de comprendre d’où vient la demande.
On est pas à l’usine
Notre milieu aime se penser libre, au service de personne si ce n’est de l’art, exempt de tous rapports coercitifs. On fait un “métier passion”, on est pas à l’usine. Pourtant, le secteur du spectacle ne flotte pas au dessus des rapports sociaux-économiques qui organisent la société capitaliste. Les individus ne sont pas égaux·ales et certains groupes ont des intérêts parfois divergents voire antagoniques. Cet événement nous a clairement rappelé que les danseurs et les danseuses ne décident pas ce qu’iels font ni pour qui iels le font.
Prendre conscience de la réalité des rapports de pouvoir est une première étape indispensable dans un contexte d’individualisation dans le monde du travail en général et dans le spectacle en particulier. La réalité est que nous ne sommes pas égaux·ales. Non, nous ne sommes pas à l’usine, mais nous ne possédons, nous aussi, que notre force de travail que nous sommes contraints de vendre. Dans un tel rapport, seul·e, soit on se tait et on fait ce qu’on nous dit, soit on prend la porte.
En nous organisant collectivement, notamment par l’outil syndical, il devient possible de résister, de refuser d’être réduit·es à des pions. Si un·e danseureuse avait refusé seul·e de danser au parlement ce jour-là, iel aurait été lourdement sanctionné·e. En revanche, il est plus difficile de sanctionner un groupe entier. Nous organiser collectivement permet également de revendiquer et d’obtenir des choses. Au Ballet de Lorraine, un accord récemment négocié sur les violences et le harcèlement sexistes et sexuelles nous a permis d’élaborer ensemble, notamment lors de réunions non-mixtes, comment nous voulons être traité·es, dans quelles conditions nous voulons travailler. La relative sécurité de nos emplois dans un ballet permanent favorise cette organisation, mais ce rapport de force doit se construire plus largement à l’échelle de la branche du spectacle vivant.
Danseurs, danseuses, travailleurs, travailleuses, organisons nous, et pourquoi pas, à terme, nous parviendrons effectivement à décider comment, pourquoi et pour qui on organise le travail.